Manger l'autre, Ananda Devi




Il est question dans ce conte cruel et macabre, d'une personne hors normes, d'une "freak" hypertrophiée, gargantuesque. L'auteure nous livre sans indication sur son prénom, sur le lieu, la date de l'action, les réflexions et pensées d'une adolescente tourmentée en tous lieux et continuellement par le regard d'autrui. Ananda Devi nous donne accès à sa voix intérieure qui se raconte, nous raconte sa prison physique et psychologique. Elle pèse déjà 10 kilos à la naissance et ne tarde pas à être abandonnée par sa mère, une américaine longiligne. Son père, dont elle ne sait elle-même pas si il est son sauveur ou son bourreau, va se consacrer à elle et à son appétit qu'il ne cesse d'alimenter (et l'une et l'autre...) donnant une explication étonnante aux dimensions atypiques de sa fille.
Inutile d'en dire plus pour comprendre ce qui se cache derrière ce conte moderne: une critique virulente et en règles de la société de consommation et du culte de l'image.
En mélangeant habilement humour et horreur, l'auteure épingle notre société si normée par le biais d'une personne énorme. La lecture de ce conte est dérangeante car elle pointe du doigt la société et le lecteur, qui va tendre une oreille d'autant plus attentive aux pensées de la jeune fille qu'il se sent au minimum un témoin.
La critique sociale et "sociétale" est permanente. La destruction par l'abondance, les addictions (physiques ou psychologiques y compris aux réseaux sociaux), le lynchage collectif, la promptitude à juger, le rejet de l'autre et l'intolérance face à la différence, le culte de l'image entretenu par les réseaux sociaux, la société de consommation qui utilise les failles narcissiques pour pousser à une consommation inutile et incessante, la société du consensus et consensuelle qui choisit paresse et confort intellectuel, la société du prêt à penser et du prêt à porter, l'insatiable besoin de reconnaissance, les réseaux sociaux eux-mêmes qui exacerbent tous ses travers qui ne sont pas nouveaux,  etc sont au menu de ce conte digeste mais qui laisse un gout amer...
Ananda Devi place au coeur de sa réflexion une critique de notre société par le biais classique du "monstre de foire", une société qui rejette la différence, dresse des autels à des images et croît par le biais du culte de l'apparence.  La 4eme de couverture le précise bien, ce conte est une "allégorie de la société de consommation" et il en dénonce  d'autant mieux les dérives qu'il prend cette forme. L'écriture de l'auteure est au diapason: sa prose est riche, sensuelle, le vocabulaire foisonnant. L'excès n'est pas que dans la nourriture, il se fait sentir dans la phrase, dans les mots, dans le style qui peut-être brutal ou poétique. Il n'est pas anodin que l'auteure ait choisi une personne qui souffre d'obésité. Le "phénomène de foire" incarne depuis les cabinets de curiosité l'imperfection de la nature ou de la création divine, c'est selon. Mais les imperfections peuvent-elles encore être tolérées dans une société développée, au progrès médical constant? Car le regard sur ces personnes hors normes est contingent du progrès médical. Lorsque leur affection est expliquée, ils basculent du côté du handicap. Est-ce vraiment le cas des personnes qui souffrent d'obésité? Les questions soulevées par ce conte sont nombreuses et en chaine, sans jamais occulter qu'il est avant tout un conte sur la détresse humaine, dans lequel pulsions de vie et de mort s'affrontent comme en chaque être humain.

Editions Grasset, 2018, 218 p.

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